Extraits issus de Hériard Dubreuil (Gilles) et Dewoghélaëre (Julien), Vraiment Durable, 2014/1-2, n°5/6, pp. 57-69
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» Les éléments développés dans cet article sont issus d’une réflexion engagée depuis 2009 par le groupe de recherche Mutadis en partenariat avec l’IRSN, le BRGM, le Cnes, l’Ineris et le Muséum national d’histoire naturelle. Cette réflexion concerne les conséquences des activités humaines contemporaines et leurs effets avérés et potentiels (sanitaires, économiques, sociaux et politiques, etc.) à très long terme (TLT), c’est-à-dire à des échéances qui peuvent dépasser l’échelle de plusieurs générations humaines.
Un travail comparatif a été conduit sur cinq problématiques présentant les carac- téristiques de très long terme, ou TLT (la biodiversité, le changement climatique, la gestion de déchets radioactifs, le stockage géologique de CO2, et les déchets spatiaux), issues des activités humaines autour de la Terre. Une première synthèse de ces travaux sur la gouvernance du TLT a été présentée dans un ouvrage publié à la Documentation française en avril 2013 1. Nous présentons ici quelques éléments rassemblés sur ces problématiques de très long terme dans le domaine de la biodiversité. Dans la pre- mière partie, nous revenons sur l’historique des processus de création de biodiversité (équilibre positif entre apparition et dispa- rition d’espèces) pour tenter d’en saisir les liens avec l’histoire humaine. Une prise en compte du caractère dynamique des pro- cessus de biodiversité est nécessaire pour comprendre la place de l’homme dans ces processus, aussi bien dans ses effets posi- tifs sur la biodiversité (exemple de la forêt amazonienne) que dans ses effets négatifs avec les conséquences du développement considérable de l’espèce humaine durant les deux derniers siècles (ère anthropocène). La place de l’homme dans la problématique contemporaine de la biodiversité étant po- sée, nous esquissons ensuite quelques pistes sur les dispositifs de gouvernance mobilisés dans les politiques publiques de gestion de la biodiversité, lesquelles comportent sans nul doute des faiblesses dans la perspective de l’échelle du TLT. Ce constat nous conduit à introduire les deux principaux éléments d’innovation observés dans le champ de la gouvernance des questions environnementales dans la perspective du TLT. Il s’agit, d’une part, des formes de gouvernance fondées sur la notion de bien commun comme moteur de coordination sociale, qui ouvre la possibilité d’un traitement sociétal intergénérationnel dans la question de la biodiversité. Il s’agit, d’autre part, de fonder de nouvelles approches éthiques (inspirées par la notion de transitivité) qui viennent se substituer aux formes éthiques contractualistes actuellement dominantes et dont les limites ont été identifiées par Hans Jonas, lorsqu’il traite de la prise en charge humaine du TLT2.
Biodiversité et responsabilité humaine
■■■ La biodiversité a une histoire
La biodiversité doit être resituée dans sa perspective historique. Elle plonge ses ra- cines dans l’apparition de la vie sur Terre (il y a environ 3,5 milliards d’années). Son développement est lié à la pression de changement imposée par l’environnement dans un équilibre positif entre création et disparition d’espèces. Cinq grandes crises d’extinction des espèces ont été observées depuis environ 570 millions d’années 3 liées à différents facteurs comme l’augmentation plus ou moins brutale du taux de CO2 dans l’atmosphère, l’élévation de la tempéra- ture, la chute de météorites, l’effondrement du taux d’oxygène de l’air, avec, dans la dernière grande crise identifiée, la dispa- rition de 96 % des espèces vivantes (les espèces vivantes actuelles sont issues des 4 % restants).
Comme l’indique Pierre-Henri Gouyon 4 :
« La biodiversité n’est pas un état, c’est une dynamique. L’image conservatoire de la biodiversité en tant qu’état va à l’encontre du mouvement même de la diversité. Elle ne permet absolument pas de préserver la biodiversité sur le long terme. […] Il ne faut pas conserver mais il faut envisager des solutions permettant de maintenir une dynamique qui produit de la nouveauté pour être véritablement en prise avec le long terme. » Il ajoute que « l’extinction est néces- saire car elle “sculpte“ la biodiversité, elle favorise les lignées divergentes en créant des discontinuités entre les lignées. Mais elle ne l’effectue qu’à condition qu’elle soit constamment compensée par le fait que de la nouvelle diversité soit engendrée par les processus de mutation et de divergence ».
Dans cette perspective, Pierre-Henri Gouyon met l’accent sur l’influence des contextes culturels et sociaux dans lesquels se déve- loppent les réflexions sur la biodiversité : « Nous sommes pétris d’une culture judéo-chrétienne à vocation universaliste et nous avons peine à imaginer les façons différentes dont des civilisations qui ont pourtant autant de valeur que la nôtre abordent cette question de la biodiversité. » À titre d’exemple, notre civilisation s’est imaginé qu’il existait des forêts « vierges » (la forêt amazonienne par exemple) que les hommes n’avaient jamais explorées, et que c’était la raison pour laquelle elle regorgeait de biodiversité. L’état de nature serait ainsi le fil rouge de la nostalgie de l’Eden. Comme l’a montré Philippe Descola 5, c’est une vision erronée, la forêt amazonienne est incroyablement « jardinée » par les Indiens Achuar. Si ces derniers cessent leur activité, cela entraîne une baisse nette de la diversité. C’est un savoir différent du nôtre, mais qui présente un intérêt certain. Pierre-Henri Gouyon l’illustre encore : « Notre vision à nous est que le monde a été créé avec toutes les espèces et la diversité actuelle, et que ce monde nous a été donné pour que nous puissions nous en servir. Malheureusement, cette vision reste incroyablement présente dans nos sociétés, y compris parmi les scientifiques, bien que l’on sache pertinemment que le monde a connu des évolutions. Du fait des questions de temps long, l’impression est qu’à l’échelle humaine, cela n’évolue plus. L’idée concomitante à celle-ci est que l’on peut puiser dans cette richesse naturelle, comme l’on puise dans une mine, sans se préoccuper du mouvement de l’évolution puisqu’il est terminé d’une certaine façon. »
■■■ L’ère anthropocène
La problématique contemporaine de disparition de la biodiversité revêt un caractère essentiellement anthropogène qui sollicite la responsabilité humaine et la capacité de mobilisation des générations actuelles. Cette problématique s’inscrit dans la perspective d’un mouvement de croissance exponentielle des performances humaines et techniques engagé depuis le début du XIXe siècle à par- tir de l’Europe occidentale6. Elle est liée à l’impact considérable du développement de l’espèce humaine avec, depuis environ trois siècles, l’accélération du développement industriel, agricole, urbain et social (ouvert par l’accès aux énergies fossiles ainsi que les progrès scientifiques en matière de santé publique) et avec la très forte pression de changement qui en découle. Ces effets croissants et tout à fait inédits de l’activité humaine sur l’environnement conduisent certains scientifiques comme Paul Crutzen à parler d’ère « anthropocène » pour désigner une nouvelle époque géologique 7, qui aurait débuté à la fin du XVIIIe siècle avec la pre- mière révolution industrielle en Angleterre. À partir de cette date, les activités humaines seraient devenues une véritable force géo- physique agissant sur le système terrestre et provoquant des modifications importantes de l’environnement. Cette influence des activités anthropiques sur le système ter- restre s’est accentuée à la fin du XXe siècle et le constat est ainsi fait de la probabilité d’une sixième grande extinction des espèces, conséquence du réchauffement climatique et des bouleversements qui en découlent, affectant d’ores et déjà nos sociétés et nos écosystèmes.
C’est le maintien du processus de biodi- versité qui est important et l’extinction des espèces fait partie de ce processus. « Une telle dynamique évolutive peut-être positive ou négative. Tout le travail serait de la main- tenir positive. Or, à l’heure actuelle, par notre action, nous augmentons incroyablement les taux d’extinction à toutes les échelles (espèces, variétés), mais nous diminuons aussi la possibilité de nouvelles formations de formes de vie différentes parce que nous homogénéisons et nous fractionnons à outrance. » Concernant l’influence des activités humaines sur ce processus, Pierre-Henri Gouyon précise en outre que « l’homme fait partie intégrante de la nature. Il influence les systèmes et modifie les équilibres entre les possibilités de divergence et les extinctions. Il existe des cas d’extinction pour lesquels la responsabilité des hommes est aisée à établir. Par exemple, si vous asséchez toutes les terres d’une région d’un élément essentiel à la vie des plantes de cette région, ces plantes vont disparaître. Si vous fabriquez un soja transgénique, que vous remplacez les cultures des agriculteurs locaux par des milliers de kilomètres carrés de plantation de ce soja transgénique à la place des variétés traditionnelles qui étaient cultivées là, ce sont les hommes qui seront responsables de la disparition de ces espèces ».
Il mentionne également l’existence « de nom- breux cas où les hommes agissent très indi- rectement à travers les changements clima- tiques, les fractionnements des milieux. Le fractionnement des milieux empêche toute une série de dynamiques de s’effectuer. Les solutions à adopter sont pourtant connues pour remédier à ces dérives. La constitution de réserves est utile sur le court terme pour conserver des semences en attendant que des dynamiques aient été remises en route. Mais c’est une hérésie sur le plan scientifique de penser la préservation de la biodiversité sur le long terme en termes statiques de réserves. En revanche, la mise en place de trames vertes et bleues reposant sur l’idée de remettre en connexion les différentes populations des différentes formes vivantes de manière à permettre qu’une dynamique se remette en route, voilà une action utile et indispensable sur le long terme. Il reste toute une réflexion à approfondir dès maintenant dans cette direction si on veut préserver la biodiversité sur le long terme ».
1 Regards croisés sur la gouvernance du très long terme, biodiversité, changement climatique, gestion des déchets radioactifs, gestion des débris spatiaux, stockage de CO2, ouvrage collectif à l’initiative de l’IRSN et du groupe de recherche Mutadis, en coopération avec le BRGM, le Cnes, l’Ineris, le Muséum national d’histoire naturelle, la Documentation française, Paris, 2013.
2 Hans Jonas, Le principe responsabilité, Flammarion, collection Champs, Paris, 1998.
3 Gilles Bœuf, « Très long terme et évolution du vivant », publié en ligne sur le site Ecolo Ethik, 16 février 2014, http://ecolo-ethik. org/le-tres-long-terme-contre-limmediatete
4 Pierre-Henri Gouyon, in Regards croisés sur la gouvernance du très long terme, op. cit.
5 Anthropologue et américaniste, philosophe de formation, Philippe Descola est spécialiste des Indiens d’Amazonie. Ses travaux ethnographiques menés en Équateur auprès des Jivaros Achuar – à l’origine de sa thèse soutenue en 1983 et intitulée La nature domestique, symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar – bordent notamment la question du rapport à la nature établi par les sociétés humaines.
6 Ces propos reprennent des réflexions développées lors du colloque organisé au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, les 29 et 30 octobre 2010, intitulé « L’homme peut-il s’adapter à lui-même ? », qui a donné lieu à la parution d’un livre éponyme aux Éditions Quæ, en 2012. Ces propos s’appuient également sur l’article collectif d’Adrien Marck, de Geoffroy Berthelot, d’Éric Billaud, de Gilles Bœuf, de Valérie Masson-Delmotte et de Jean-François Toussaint, « Les piliers d’un nouvel humanisme, plafonds ou transition, quel à-venir à la crise ? », in Futuribles, novembre-décembre 2013, n° 397.
7 Ce concept n’est pas encore reconnu officiellement dans l’échelle des temps géologiques.
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